Par Philippe Marion et Chantale Anciaux
Conférence, Institut Sainte-marie, 6200 Châtelet, mai 1986
Les années '80 ont vu naître une nouvelle forme esthétique au carrefour de l'image, de l'électronique et de la vidéo.
C'est un produit de consommation de masse lié à des exigences de promotion. Pour fixer dès le départ un ordre de grandeur, on estime que le "cliptomane" belge se régale en moyenne 3 heures par semaine, pour 4-5 h/semaine dans les pays anglo-saxons.
Le phénomène est très intéressant en ceci qu'il témoigne d'un tout nouveau rapport image-son.
Ce titre, publié dans le journal Le Monde en 1983, campait bien le phénomène. Les vidéo-clips nous ont rendu la musique visuelle.
Le clip, disent certains, est un bâtard: trop long pour une pub, trop court pour un film, il est par contre un terrain permissif qui emprunte à tous...
Faisons d'abord un petit tour du côté de l'histoire des images filmées.
Le clip emprunte avant tout au cinéma:
Dès ses débuts, on reconnaît l'influence de la
publicité dans l'art du vidéo-clip. Le montage
"cut", haché et percutant est dicté par le rythme
de la bande-son.
On voit également très vite l'émergence de
nouveaux trucages que le vidéo art avait déjà
commencé d'expérimenter avec Nam June Paik et d'autres
artistes du groupe d'avant-garde Fluxus. Les clips utilisèrent
également des mises en scènes de plus en plus
élaborées héritées du rock
théâtral. Vous vous souvenez peut-être des groupes
Pink Floyd et Emerson qui furent les premiers à insérer
des morceaux de films dans leurs shows en public. Si, au
début, le clip était une simple mise en image d'une
chanson, il se perfectionna très vite par une multiplication
des genres, d'abord les clips empruntèrent des images au
cinéma, à la bande dessinée et même aux
actualités puis ils utilisèrent de plus en plus
d'effets chocs et de trucages suscitant la surprise des
téléspectateurs. L'important était alors de
miser sur l'impact d'une nouvelle imagerie encore inconnue du
public.
On évalue la production de ces deux dernières années à environ 5.000 unités avec une hégémonie manifeste des variétés nord-américaines(1500 titres par an) et anglaises (700 titres/an). Il n'est pas inutile de remarquer que la vogue du clip renforce une tendance déjà présente et diffuse sur les écrans une culture musicale déjà largement prédominante et répand une culture iconique issue du même moule. Aux États-Unis, cette production est principalement écoulée sur M T V. qui programme des clips 24 heures sur 24.
Le prix moyen d'un clip se situe autour de 40.Q00$ avec quelques records: 50.000.000 F FB pour "Thriller" de MichaëI Jackson , 30.000.000 FB pour David Bowie ou Elton John.
Dans ce marché, la Belgique se défend bien avec trois a.s.b.l.: Dream Factory, Traffic, Video Promotion. Toutefois, à cause notamment de récentes mesures protectionnistes, l'industrie belge du clip se recycle et se tourne vers la publicité (B.B.L, Office du Tourisme espagnol) ou la propagande politique (clip du Parti Socialiste pour les élections belges de 1985). Aux États-Unis, Nancy Reagan en personne n'hésite pas à apparaître dans un clip anti-drogue "Stop the Madness"
Le clip est devenu un outil indispensable de promotion du disque ou du groupe. Lorsque E.M.I. l. Belgium souhaite lancer le groupe T.C.Matic, la firme consacre 1.500.000 de francs sur un budget total de 2.500.000 à la création par Traffic d'un clip ("elle adore le noir pour sortir le soir")
Devant l'accroissement des frais de production, on assiste à un changement de politique:
Toutefois le rendement est certain. Après 5 à 6 passages par jour, un groupe inconnu devient célèbre. On estime que la diffusion d'un clip fait augmenter les ventes du disque de 10 à 12%. Si, actuellement, les émissions de musique continue ("Clip Connection" sur R.T.L.) connaissent une certaine désaffection du public, on ne voit pas comment on pourrait faire marche arrière. Le clip reste un instrument de promotion indispensable.
C'est une nouvelle image du chanteur qui apparaît, le clip est attendu davantage que le disque. Mais pour faire un clip, il faut un look, c'est-à-dire une nécessaire adéquation entre l'image d'un chanteur et sa musique. L'exemple de Richard Anthony qui refuse depuis 10 ans tout passage parce que pour le public son image sonore ne correspondait pas à son image physique, est célèbre.
La diffusion massive de clips suscite un problème en ce qui concerne l'idéologie dans la mesure où il apparaît comme un produit de consommation lié au grand capital. La diffusion intensive est assurée à ceux qui payent cher. Le système renforce donc la position des vedettes.
Si le clip offre un vaste champ d'expériences à la créativité, il semble par certains aspects fort stéréotypé quand il reste le privilège d'une musique commerciale seule capable de s'offrir ce luxe coûteux ou lorsqu'il utilise les nombreux clichés empruntés au cinéma et plus particulièrement au western. Il est la vitrine des looks les plus variés et les plus "modes" de notre époque.
"artistique": il y a tout lieu de le penser en voyant la façon dont l'art du clip a renouvelé les techniques traditionnelles du montage.
"totalement artistique": ça c'est une autre histoire car la production comme l'évolution des clips est liée au commerce autant qu'à la culture.
Mais qu'est-ce au juste que cet art du montage que le vidéo-clip aurait révolutionné ?
Le montage d'un clip consiste à mettre bout à bout les différentes séquences qui le composent. C'est le même procédé que vous utilisez lorsque vous enregistrez différents morceaux de musique sur une bande magnétique. On dit souvent que le clip vidéo administre une série de claques dans les yeux. C'est qu'il est fait pour accrocher et pour créer un maximum d'émotions en très peu de temps.
Souvent très denses, les images d'un clip sont leurs ponctuations visuelles du rythme musical. Non seulement elles se suivent et ne se ressemblent pas, mais le passage d'une image à l'autre est souvent brusque, net, sans transition et sans égard pour la rétine du téléspectateur.
Les différents plans qui composent un clip sont généralement brefs, ils sont donc nombreux. Un clip dure en moyenne 3 minutes et comporte plus ou moins 50 plans, soit 3 à 4 secondes par plan seulement.
Le passage brusque d'un plan à l'autre résulte de ce qu'en "montage" on appelle la coupe franche. Le résultat visuel de la coupe franche correspond bien à la ponctuation nette d'une batterie de musique rock:
Dans le clip de Donna Summer, chaque choc visuel est en rapport avec une percussion. L'exemple le plus explicite est celui de l'horloge filmée plusieurs fois en suivant mais chaque fois à une échelle différente.
Une autre façon de joindre deux images est la liaison en volet, une image en pousse une autre dans le sens vertical ou horizontal pour s'y substituer.
Imaginez par exemple le chanteur Renaud qui disparaîtrait vers le haut de votre téléviseur en écrasant de ses deux pieds la coiffure de Margaret Thatcher qui y entrerait par le bas
La porte est ouverte, comme vous le voyez à toutes les ironies
Outre les effets de montage, une série de "trucs" sont fort utilisés dans les vidéo-clips:
Tous les trucages cinématographiques d'abord peuvent être reproduits. Ils servent la plupart du temps de parodie aux clips qui, décidément, ne prennent pas grand chose au sérieux.
Certains utilisent des sosies par exemple, mais leur rôle est inverse de celui de doublure qu'ils avaient dans les films de cinéma: là leur emploi devait passer inaperçu, ici les sosies s'affichent en tant que répliques.
Dans "Ça, c'est vraiment toi" de Téléphone, le groupe anime une soirée dans un appartement. Parmi les invités, on reconnaît les vrais jumeaux de Humphrey Bogaert et de la Reine d'Angleterre.Vous avez sans doute déjà vu le clip de Frankie goes to Hollywood où un match de catch opposait le Premier Soviétique à Reagan et où le chanteur servait de commentateur du match. Il est un autre exemple de la façon dont le vidéo-clip utilise les sosies de personnalités connues.
Une source encore plus importante d'effets pour le réalisateur de clips est la lumière. L'éclairage qui remplissait un rôle très important, mais aussi très discret au cinéma, sert dans les clips à transformer la structure de l'image. Beaucoup de clips apprécient particulièrement la lumière bleue, en léger contre-jour, avec des jeux d'ombre et de silhouette derrière un store vénitien comme dans "Amazoniaque" de Yves Simon: La lumière est tantôt diffuse, tantôt très proche de la saturation. Elle joue alors avec les surfaces réfléchissantes. D'où l'abondance des plans d'eau, de verres, de miroirs, de fumée et de brouillard utilisés pour renvoyer les effets de lumière dans beaucoup de clips.
Après les effets dus aux jeux des personnages, après les effets de lumière, passons maintenant à la couleur: autre élément fondamental dans un clip. Certaines couleurs sont directement héritées de l'éclairage aux spots et aux lasers lors des concerts. D'autres sont produites au moyen d'un colorisateur qui peut greffer de la couleur, n'importe quelle couleur, à partir d'une image en noir et blanc en se basant sur le degré de luminosité de chaque point de l'image chromatique. Le fameux 'Ashes to ashes" de David Bowie est traité de cette façon. Le procédé du colorisateur n'existait pas au cinéma.
Passons à présent aux effets propres à la technique vidéo: vous avez sans doute déjà pu voir sur votre écran de télévision plusieurs images ou parties d'images enregistrées par des caméras différentes (cfr. "Amazoniaque" d'Yves Simon où l'on voit, dans la partie supérieure de l'écran, le visage en gros plan du chanteur tandis qu'on le voit en même temps en train de danser en dessous) C'est la régie vidéo qui permet de diffuser ainsi plusieurs images à la fois sur un même moniteur.
Il y a une autre astuce qui intéresse encore plus les réalisateurs de clips, c'est l'incrustation d'une image dans une autre. Elle permet de jouer avec des échelles différentes dans un même plan comme dans ces extraits:
Une autre gamme d'effets spéciaux applicables sur des images existantes, donc déjà filmées au préalable, peut se faire par un traitement numérique de l'image: une image vidéo est composée de petits points à partir de chacun desquels il est possible de la métamorphoser.
Vous connaissez sans doute ce clip de Michaël Jackson où une danseuse se transforme en comète, sans qu'il y ait d'interruption de plan.
Un personnage de clip peut aussi se diviser en petits carrés, par exemple, qui vont s'éparpiller sur l'écran et reformer ensuite une image différente.
Voici aussi le squeeze zoom qui permet de simuler tous les mouvements de la caméra sur une image déjà enregistrée. Vous pourriez décider, par exemple, d'agrandir sur la totalité de cet écran rien que le nez de Michael Jackson que vous auriez pourtant filmé en pied lors de la prise de vues.
Grâce au squeeze zoom on peut aussi multiplier l'image à volonté comme on va le voir dans ce clip de Eurythmics...
Toutes les possibilités de transformation qu'on vient d'observer ne peuvent donc se faire qu'à partir d'une image déjà filmée par une caméra. D'autres images véhiculées par les clips sont entièrement créées par des synthétiseurs vidéo capables de produire des images de pure synthèse.
Vous avez sûrement déjà pu voir une application de cette technique à la télévision car le synthétiseur vidéo est largement utilisé pour les génériques.
Dans le clip du Grand Jojo, "Il fait chaud", le chanteur est intégré à un décor de plage entièrement fabriqué sur écran par un synthétiseur vidéo.
Voilà pour les effets techniques
J'aimerais vous parler également de ces trucages, tout aussi efficaces qui viennent davantage d'une subtilité du réalisateur que d'une technologie hautement sophistiquée.
Dans le clip de Godley and Creme, le chanteur marche de face dans un couloir, il s'arrête et tourne la tête sur la gauche. Une photo est accrochée au mur, elle est en noir et blanc et représente une jeune fille. La caméra pivote pour cadrer la photo de face qui occupe alors tout l'écran. A ce moment, une voiture transperce la photo. La caméra opère un travelling arrière et on découvre alors qu'elle était une affiche placée en travers d'une route où circulent des voitures. En fait, lors du montage, on a joint par coupe franche deux images identiques: la photo N/B accrochée au mur du couloir et l'affiche traversée par une voiture.
Cet exemple nous montre bien que l'art du clip n'est pas qu'une affaire de haute technologie que, grâce à l'inventivité des réalisateurs, il peut devenir aussi une réflexion sur l'image filmée et sur les liens qu'elle entretient avec ce qu'elle représente. Depuis Dziga Vertov et son cinéma-vérité en 1929, jusqu'au réalisateur français Jean-Luc Godard et son film "Montage mon beau souci", les problèmes du montage et des prises de vue ont souvent été traités au cinéma et en vidéo. Le clip, actuellement, semble prendre le relais. Il est devenu un des porte-parole d'une interrogation sur le langage vidéofilmé lui-même. Certains clips du moins!
Il faut souligner par ailleurs que l'art du clip est tout à fait dépendant, tributaire même de la politique de marketing menée par les maisons de disques et, le jour où la rentabilité des vidéo-clips diminuera, comme elle semble déjà le faire, il ne se trouvera probablement plus aucune maison de disques pour continuer à financer de telles productions.
On a vu donc que le langage de la vidéo nous éloignait de celui du cinéma. Qu'il fonctionnait différemment du moins: ne fût-ce que par les multiples moyens techniques qu'il utilise. Le langage cinématographique se servait aussi de trucages, bien sûr, mais il tentait en même temps de les faire oublier: ces effets étaient mis au service surtout de l'illusion de réalité à donner au spectateur. Les clips, au contraire, nous proposent une autre démarche artistique qui prend conscience du caractère non seulement inévitable mais aussi très profitable des moyens techniques utilisés:
Les manipulations d'images (effets de lumière, mouvements de caméra, montage) sont données à voir dans le clip alors que le cinéma occultait généralement ces procédés. Ici la technologie sert à produire des images et non plus seulement à les reproduire. Le médiateur n'est pas neutre (pas plus en cinéma qu'en vidéo, d'ailleurs) alors utilisons-le dans toutes ses possibilités, semblent proclamer les réalisateurs de clips! Les superpositions, incrustations et décompositions d'images constituent une foule d'effets spéciaux faits d'artifices et de nouveauté: sensations fortes garanties... Les clips AFFIRMENT donc ce que les films cinématographiques voulaient DISSIMULER. Au cinéma, le cadreur devait se faire oublier; La caméra vidéo par contre participe au rythme du clip. Au lieu de se faire la plus discrète possible, elle affirme sa médiation par des plans tournants, des interruptions abruptes ou par une sorte de danse qu'elle effectue dans certains clips en même temps que le groupe qu'elle filme.
Dans le clip de William Sheller, "Mon Dieu que je l'aime", la caméra participe tout à fait au rythme de la musique. Ce clip a été tourné en un seul plan-séquence. Cette idée nouvelle est de Jean-Pierre Berckmans de Dream Factory, il dit avoir essayé de restituer l'idée d'une balade qui est présente dans la musique de William Sheller et que, pour ce faire, le plan unique convenait parfaitement.
Un plan-séquence est un film au cours duquel la caméra se balade dans le décor, suit un personnage, va, vient; le tout en continuité, sans coupure, donc sans artifice de montage.
Remarquez qu'ici encore, l'idée du réalisateur prime sur la technique. Petits détails pratiques: Ce clip a nécessité:
Cette syntaxe audiovisuelle toute neuve comme on vient de le voir, Va influencer très vite les productions télévisées et les spots publicitaires. De plus en plus de publicités sont réalisées sous forme de clips .
La technique du clip a laissé des traces également dans le cinéma de ces dernières années:
Je pense au film "Babel Opera" d'André Delvaux où une astuce de montage nous mène, sans transition apparente, d'une route réelle en gros plan à une photo de cette route sur laquelle l'acteur pose son doigt. Le procédé utilisé par Delvaux est le même que dans le vidéo-clip de Godley and Creme où, vous vous en souvenez, une photo N/B accrochée au mur devenait une affiche placée en travers de la route.
Alors, la vidéo est-elle ce "nouveau pinceau électronique" dont parlait Nam June Paik en 1965 déjà? Avec le clip, elle devient une oeuvre artistique selon certains, un outil promotionnel pour beaucoup d'autres. Une drogue électronique aussi, peut-être?
L'hémisphère gauche du cerveau est le siège de la perception visuelle (logique, linéarité, analyse). La perception auditive s'enracine dans l'hémisphère droit (émotion, intuition, simultanéité, analogie, symbolisme). L'audiovisuel sollicite donc deux structures distinctes de notre être et cela ne va pas sans une certaine ambiguïté. Longtemps, en effet, notre culture a investi la vision d'une force privilégiée (prédominance, par exemple, de l'écrit sur l'oral), cette préférence se manifeste jusque dans la terminologie utilisée pour parler de musique ("hauteur'' 'couleur" d'un son, voix "grasse",...) Dans la production audiovisuelle classique, le son, souvent enregistré a posteriori, n'est qu'un auxiliaire, l'image se voit privilégiée.
On a interrogé les spectateurs après la projection d'un film d'Antonioni dépourvu de bande sonore, ils ne se sont pas rendu compte de son absence et ont même trouvé la "musique" très bien accordée aux images!
Le clip est donc très original puisque on y superpose a posteriori des images à une musique préexistante. Il transpose la perception des images de l'hémisphère gauche (logique) à l'hémisphère droit (fantasme, désir, rêve). Il y règne le discontinu, l'analogique et le symbolique comme en témoignent certaines réactions énervées: "cela n'a pas de sens", "c'est loufoque", "il n'y a pas d'histoire", etc.
La musique est, en effet, un moyen de communication particulier. parce qu'il n'y a pas de signification musicale, impossible de signifier par la musique le message: "j'ai mal aux dents". Ce que communique la musique relève du pré-verbal, du fantasmatique individuel.
"La musique veut communiquer en sons quelque chose qu'on ne peut pas dire autrement" (Webern)
Toutefois, la musique a bien un sens, diffus peut-être mais indéniable: une force imageante qui provoque des associations verbales. Des directions d'interprétation arrivent à notre conscience sous forme d'impressions vagues et fluctuantes ("c'est triste", "c'est gai"). Dans le film, la musique arrive avec sa polysémie et trouve un ancrage dans la force représentative des images. Au cours des siècles des codes se sont établis par lesquels des axes de signification ont été attribués à divers types de musique, par conventions, par consensus: La "Petite Musique de nuit" de Mozart ne sera jamais qualifiée de triste, une chanson du Grand Jojo d'angoissante, le prélude de Tristan et Ysolde de Wagner de joyeux!
Une expérience :
Dans un film, même si la musique joue un rôle secondaire, elle n'en a pas moins une importance qui passe souvent inaperçue: Sur un petit film constitué d'un seul plan fixe: au milieu d'un parc, une grande maison dont une fenêtre est éclairée. Il n'y a ni action, ni personnage.On y superpose trois musiques, respectivement: Ouverture du premier acte de Siegfried (Wagner), Valse de l'Empereur (Strauss) et une musique dissonante d'un compositeur contemporain.
A la question "Qu'évoquent pour vous ces images?", les spectateurs répondent selon tes cas:
- Je dois m'attendre à voir surgir un fantôme, peut-être Dracula .
- C'est un bal, j'ai vu des silhouettes à la fenêtre, c'est une promenade d'amants romantiques au clair de lune [inexistant sur l'image!]
- Un malfaiteur va surgir de l'ombre, c'est le repaire d'un réseau d'espionnage.
L'expérience atteste l'influence bien réelle de la musique sur la perception de l'image.
Pour en revenir aux clips, quels sont les jeux formels possibles entre la musique et l'image ?
Dans le clip, l'élément sonore est encore plus directeur puisqu'il est à la base (quoiqu'une tendance actuelle conduit au remixage de la bande musicale en fonction des images). Le clip réalise donc une inversion radicale du rapport image/son par rapport au cinéma classique.
La musique du clip remplit une fonction contradictoire: d'une part, sa rythmique provoque un montage en mosaïque, d'autre part, elle regroupe tout dans une unité enveloppante. En effet, malgré la diversité hétéroclite des plans, malgré les accidents possibles de l'image, la présence rassurante du chanteur apporte la certitude du continu.
La musicothérapie utilise d'ailleurs cet aspect sécurisant de la musique continue qui favorise le travail de l'imaginaire, la perte du contact avec le réel, le retour au sein maternel.
Qui d'entre nous n'a pas rêvé sur une musique ? Elle nous donne la sécurité enveloppante et nous aide à laisser aller notre imaginaire.
Est-ce par hasard que le clip, comme la publicité, d'ailleurs, fuit le silence comme la peste. Le silence, ou le bruit avec sa lourdeur réaliste, ne risquent-ils pas, en effet, de nous raccrocher au réel ?
Le clip procure une autre perception du temps réel. Par les ellipses, les procédés de montage, la musique y introduit une temporalité artificielle presque quantique, elle concentre une énergie maximum pour une durée minimum, dont l'écoulement ne s'exprime pas de façon linéaire mais par bonds (cfr. Dr Hook,"Baby makes her blue jeans talk")
S'il n'est pas question de mettre en cause les qualités du travail formel présent dans le clip, on peut néanmoins s'interroger sur l'imaginaire qu'il véhicule. Comme la publicité, il répète les clichés thématiques: la rencontre, l'amour contrarié, le voyage, la femme-objet, mais il est original dans la densité des superpositions de mondes imaginaires différents. Et l'on ne pourra éluder la question: Le clip ne réduit-il pas les possibilités d'imagination créatrice que permet la musique lorsqu'il canalise l'imaginaire par des images, aussi riches soient-elles ?
Le clip joue souvent le double jeu du réel et de l'imaginaire. Si le cinéma classique s'efforce de cacher ses effets spéciaux, ses trucages (on y voit rarement un acteur regarder le spectateur droit dans les yeux [l'"axe Y-Y"], le clip affirme que le chanteur est réel au milieu d'un foisonnement imaginaire, irréaliste. La situation qui en résulte est double:
L'ambiguïté de son regard est révélatrice: ii nous propose sa chanson et regarde la caméra dans l'axe Y-Y (axe de "défictionnalisation") comme au Journal Télévisé mais, en même temps, il fait partie d'une aventure, d'une fiction, il rompt l'axe Y-Y et nous entraîne à nous identifier à lui.
On peut alors classer les clips en deux catégories:
La première catégorie est intéressante en ceci qu'elle est en rupture avec le cinéma classique. La superposition des symboles qu'on y trouve ressortit, comme la musique, de l'hémisphère droit (simultanéité, émotion, discontinuité, analogie) elle obéit à une autre logique. C'est le monde du rêve, de l'organisation pulsionnelle, inconsciente, proche du ça. Le travail par symboles et l'égocentrisme sont, on le sait, caractéristiques de l'activité onirique. La participation du spectateur se fait au niveau pulsionnel, émotionnel.
On peut établir une typologie des symboles récurrents dans la production de clips: l'eau: liquides qui coulent pulsions de mort: arme, sang, le corps-objet: femme-objet, résolution des antithèses: noirs et blancs, thème du miroir.
Ce dernier symbole est particulièrement intéressant. Au moins 90% des clips contiennent un dédoublement (miroir, reflet, écran TV, vision par un autre) comme par exemple dans "Here comes the rain again" d'Eurythmics. La présence du miroir renforce l'identification imaginaire, nous rappelle la fascination originelle pour le dédoublement. En psychanalyse on parle de stade du miroir= "tous les autres me ressemblent", identification narcissique.
Le clip est, en effet, profondément narcissique (culte du chanteur, repli sur soi, importance du look), et touche au voyeurisme: on objective l'autre par son regard, on le considère comme un objet. Ce voyeurisme s'observe à deux niveaux:
Si le clip a modifié la dynamique image/son, puisque, phénomène nouveau et plein de perspectives prometteuses, la musique y entraîne l'image, on ne peut passer sous silence que la densité des superpositions de symboles accomplit un travail réel sur l'imaginaire et entretient le narcissisme et le voyeurisme du spectateur. Au-delà des reproches qu'on peut lui adresser du fait de ses compromissions dans les stratégies de promotion commerciale, on doit sans doute regretter une certaine esthétique de la facilité.
Pour nourrir la réflexion, quelques jugements:
Chantale ANCIAUX
est journaliste au Journal des Procès. Elle a réalisé plusieurs clips vidéo et films à caractère artistique pour le Musée d'Ixelles et pour le Journal des Procès. Elle a une formation artistique ( École de recherche Graphique et journalistique (U.C.L.)Philippe MARION
est assistant au département COMU de L'U.C.L. Il y participe à l'enseignement des méthodes d'analyse et de recherche en communication. Il est, par ailleurs, responsable de l'animation à la Chapelle Reine Élisabeth.